Circonstancielles
(1940-1945)
Collection Blanche
Gallimard
Parution
«Certains s'étonneront peut-être d'une suite de réflexions, où les grands événements de ces années 1940-1945 tiennent peu de place, où les grandes dates sont passées sous silence. Ils constateront que j'ai souvent commenté des détails infimes qui paraissaient, alors plus que jamais, les moins propres à occuper l'attention. Mais l'époque m'apprit justement que les petites choses ne sont pas plus futiles que les grandes, ou plutôt que les grandes ne prennent de valeur qu'autant qu'elles continuent les petites et qu'elles en restent nourries. Je veux dire que les choses qui se présentent avec le plus d'éclat et d'ampleur, tels les triomphes ou la disparition des empires et d'une façon générale les grands retours de l'histoire, ne me semblent pas beaucoup peser, s'ils ne signifient pas en même temps la victoire, la diffusion d'une certaine manière de vivre qui s'exprime en mille gestes particuliers et qui soit comme une éducation de l'homme, toute précise, toute immédiate, toute familière à chacun et pénétrant enfin son existence de tous les jours.
Je m'inquiétais surtout des valeurs dont on affirmait qu'elles étaient en jeu dans la guerre, mais qu'on proclamait ici et là avec tant de confusion, d'obscurité et d'erreur que je répugnais à m'occuper d'autre chose que d'essayer à la fin et pour moi-même de les distinguer nettement de ce que j'y voyais mêlé de trouble et de mensonger. Ces valeurs, je savais qu'elles n'avaient rien de bon à attendre de la violence. Aussi, je ne comptais pas sur une victoire militaire, pourtant indispensable, pour les restaurer dans leur pleine vigueur. Je m'appliquais plutôt à séparer leur sort du succès des armes, qui eût pu d'ailleurs leur être contraire. Je limitais ma tâche à définir, chemin faisant, dans les petites choses où on peut l'apercevoir assez clairement, le plus humble et le plus précieux qui me paraissait que l'homme dût honorer d'abord et qui lui permet d'être généreux dans le bonheur et fier dans l'infortune.
Il est des vertus, il faut du moins l'espérer, qui survivent aux désastres de l'histoire. De ceux-ci, une âme courageuse ne doit pas plus s'irriter qu'elle ne se désespère des sécheresses ou des inondations. Elle enrreprend sans tarder d'en réparer les dégâts. Eh quoi? Toujours tout reprendre ? Sans doute. Il ne faut que le savoir et l'accepter, s'efforcer cependant d'établir fortement ces liens légers dont la nature fragile défie tout établissement. Aussi, à l'ouvrage sur la civilisation, à l'illustration duquel je destine celui-ci, je donnai pour épigraphe une maxime à la fois désabusée et réconfortante : il n'y a pas d'efforts inutiles, Sisyphe se faisait les muscles. Car ce n'est iamais le résultat qui compte : tout souffle rude l'emporte ; ce sont les sacrifices et la peine qu'on consentit pour l'obtenir, le sachant éphémère, et dont l'exemple demeure.»
Roger Caillois
Je m'inquiétais surtout des valeurs dont on affirmait qu'elles étaient en jeu dans la guerre, mais qu'on proclamait ici et là avec tant de confusion, d'obscurité et d'erreur que je répugnais à m'occuper d'autre chose que d'essayer à la fin et pour moi-même de les distinguer nettement de ce que j'y voyais mêlé de trouble et de mensonger. Ces valeurs, je savais qu'elles n'avaient rien de bon à attendre de la violence. Aussi, je ne comptais pas sur une victoire militaire, pourtant indispensable, pour les restaurer dans leur pleine vigueur. Je m'appliquais plutôt à séparer leur sort du succès des armes, qui eût pu d'ailleurs leur être contraire. Je limitais ma tâche à définir, chemin faisant, dans les petites choses où on peut l'apercevoir assez clairement, le plus humble et le plus précieux qui me paraissait que l'homme dût honorer d'abord et qui lui permet d'être généreux dans le bonheur et fier dans l'infortune.
Il est des vertus, il faut du moins l'espérer, qui survivent aux désastres de l'histoire. De ceux-ci, une âme courageuse ne doit pas plus s'irriter qu'elle ne se désespère des sécheresses ou des inondations. Elle enrreprend sans tarder d'en réparer les dégâts. Eh quoi? Toujours tout reprendre ? Sans doute. Il ne faut que le savoir et l'accepter, s'efforcer cependant d'établir fortement ces liens légers dont la nature fragile défie tout établissement. Aussi, à l'ouvrage sur la civilisation, à l'illustration duquel je destine celui-ci, je donnai pour épigraphe une maxime à la fois désabusée et réconfortante : il n'y a pas d'efforts inutiles, Sisyphe se faisait les muscles. Car ce n'est iamais le résultat qui compte : tout souffle rude l'emporte ; ce sont les sacrifices et la peine qu'on consentit pour l'obtenir, le sachant éphémère, et dont l'exemple demeure.»
Roger Caillois