Gens d'Église

Trad. du russe par Henri Mongault
Gallimard
Parution
«Alors que la réputation de Nicolas Leskov (1831-1895) grandit de jour en jour en Russie, où il est considéré comme l'égal des plus grands, cet écrivain si original n'a pas encore conquis parmi nous la place à laquelle il a droit. Le public français, auquel on a soumis un peu hâtivement tant d'œuvres russes de second, voire de troisième ordre, ne connaît encore de cet auteur que de trop rares nouvelles. Le peu d'empressement des traducteurs à l'introduire parmi nous s'explique, croyons-nous, par une raison majeure : Leskov est un écrivain "difficile" dans toute la force du terme ; sa langue si drue, si riche, si amusante, si personnelle – la plus personnelle sans doute de la littérature russe avec celle de Gogol – fera toujours le désespoir de quiconque tentera de l'interpréter. Aussi n'est-ce point sans une certaine appréhension que, cédant à de précieux encouragements je me risque aujourd'hui à offrir à l'appréciation des lettres son œuvre maîtresse : Gens d'Église (Soboriane, 1872)...
Leskov a placé l'action de son œuvre dans une petite ville endormie de la province d'Orel, à laquelle il donne le nom symbolique de Stargorod (Vieille-ville). Originaire, comme Tourguéniev, de cette région un peu arriérée, il en décrit avec complaisance les mœurs patriarcales... Dans ce coin perdu l'herbe pousse drue dans les rues et la torpeur tient les âmes engourdies. Beau sujet de "tableau de genre" pour l'amateur d'"antiquailles" qu'aimait à se dire Leskov.
La composition volontiers diffuse, capricante de l'ouvrage, si elle heurte un peu nos habitudes, est cependant bien conforme au laisser-aller russe. Leskov prétend d'ailleurs écrire, non point un roman, mais bien une "chronique", dans le sens archaïque du mot, avec tout ce qu'il comporte de flânerie lente et de commode bonhomie. Cinq parties de longueur fort inégale, des retours, des repos, des trous, des digressions, des bizarreries de mise en page effaroucheront d'abord le lecteur français ; néanmoins, pourvu qu'il s'abandonne à cette manière lente – qui fut d'ailleurs celle de nos vieux conteurs – il goûtera pleinement les pages si variées de ton où Leskov a su magistralement entremêler la familiarité à l'émotion, l'humour à l'émotion, le burlesque au sublime. Le journal de Tubérosov, si prenant, si douloureux, si lourd de signification ; les équipées héroï-comiques d'Achille ; l'épisode des nains, hors-d'œuvre qui permet à Leskov de nous faire admirer, aux deux pôles de l'échelle sociale, deux nouveaux "justes" : la hautaine mais bienfaisante "boïarine" Plodomassov et son cher petit Nicolas, cet exquis "brimborion" ; le "complot" révolutionnaire ; le festin cocasse ; l'orage, signe d'en haut qui détermine la farouche résolution de l'archiprêtre ; le calvaire que gravit celui-ci ; les morts, si adéquates à leurs caractères, des quatre habitants de la "poperie" ; toutes ces pages s'inscrivent parmi les mieux venues de notre auteur et, je n'hésite pas à l'écrire, de toute la littérature russe.
Le style se moule à merveille sur le fond. Leskov qui connaît le russe comme personne, manie sa langue avec une souplesse savoureuse. Son penchant pour l'archaïsme peut ici se donner libre cours, mais sans excès : les parties proprement "ecclésiastiques" de la chronique, notamment "le vieux cahier bleu du Père T'ubérosov" font de larges emprunts au parler ancien, compromis entre le slavon et le russe, qu'affectionnent les "gens d'Église". J'ai jugé de mon devoir de maintenir autant que possible dans ma version ce caractère légèrement désuet, mais combien savoureux! Tâche redoutable d'ailleurs : aux lecteurs de décider si je n'y ai point succombé.»
Henri Mongault.