Le Vieux-Colombier (1913-1924)
Début d’année 1913, le groupe de la NRF s’investit dans la création d’un lieu dédié au renouvellement de la scène théâtrale française, tant pour le grand répertoire que pour les œuvres contemporaines (Claudel, Romains). Cette volonté s’incarne dans la création de la troupe et du théâtre du Vieux-Colombier, placés sous la direction de Jacques Copeau et administrés par Gaston Gallimard. L’expérience artistique qui y est menée de 1913 à 1924, notamment par Louis Jouvet et Charles Dullin, appartient à la grande histoire de la scène française.
L'aventure du Vieux-Colombier
L’idée d’associer un théâtre à La NRF revient à deux des fondateurs de la revue, Jacques Copeau et Jean Schlumberger. L’un s’est fait connaître par ses critiques dramatiques et par son adaptation des Frères Karamazov de Dostoïevski ; le second a déjà quelques pièces à son actif. Habitué des loges, Gaston Gallimard est sensible à cette proposition, qui sonne comme un adieu à la « cohue foraine du Boulevard » de son enfance. Il n’est qu’à lire le manifeste du Vieux-Colombier – c’est le nom de ce théâtre, de cette troupe puis de cette école –, publié dans La NRF de septembre 1913 : l’indignation y domine, à l’égard de l’« industrialisation » de la scène et des amuseurs publics qui y cabotinent. Il faut rétablir une scène de qualité pour la jeunesse et le public lettré, mise au service du texte dramatique. Programme qu'Albert Thibaudet résumera en quelques mots, vingt ans après la fondation du théâtre : « Une discipline dramatique, une technique consciente et serrée, une rénovation prudente et persévérante du métier, tels furent les objectifs de Copeau. Sa conception ne ressemblait pas du tout à la formule du théâtre d’avant-garde, qui avait créé en partie le Théâtre-Libre et en totalité le Théâtre de l’Œuvre. »
Le Vieux Colombier s’installe dans l’ancienne salle de l’Athénée Saint-Germain, aménagée par Francis Jourdain dans la plus grande sobriété, sans machinerie ni apparat. Une société anonyme est créée par Gaston Gallimard pour l’exploiter, le 2 août 1913, avec notamment Jean Schlumberger et Charles Pacquement, qui rassemblent quelques amis souscripteurs. Autour de Copeau, Dullin et Jouvet, régisseur, une troupe est bientôt réunie, avec notamment Suzanne Bing, Jane Lori, Blanche Albane et Valentine Tessier. La première a lieu le 23 octobre 1913, avec une pièce du dramaturge élisabéthain Thomas Heywood. Les pièces s’enchaînent : plus de deux cent cinquante représentations la première année. Les grands classiques (Molière, Musset, Shakespeare) côtoient les œuvres de Renard, Martin du Gard, Claudel avec L'Otage, Ghéon, Schlumberger… Succès critique et d’affluence : le théâtre a trouvé son public, qui comprend la nouveauté de sa démarche, qui n’est ni vraiment populaire ni vraiment d’avant-garde.
« Nous ne sentons pas le besoin d’une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. »
Jacques Copeau
La déclaration de guerre empêche la deuxième saison de se dérouler. Copeau ne reste pas inactif ; il rencontre d’autres rénovateurs de la scène européenne : Craig à Florence, Appia et Jaques-Dalcroze en Suisse. Il crée en 1915 un embryon d’école puis, en 1917, part aux États-Unis pour une tournée de conférences. Un mécène, Otto Kahn, ayant proposé à Jacques Copeau de reprendre le théâtre français de New York, au Garrick Theater, la troupe s’installe à son tour aux États-Unis pour une très mémorable, mais éprouvante, épuisante, saison américaine. Gaston Gallimard est du voyage. Il y publie un somptueux Album du Vieux-Colombier, illustré par Guy-Pierre Fauconnier. La scène parisienne, pendant ce temps, accueille l’avant-garde musicale (Auric, Honegger, Poulenc…). Copeau ne sera de retour en France que le 23 juin 1919. Il rajeunit sa troupe, repart sur de nouvelles bases.
Le théâtre rouvre le 9 février 1920, avec Le Conte d’hiver. Accueil mitigé. Les spectacles s’enchaînent durant quatre saisons : Goldoni, Marivaux, le Saül de Gide, La vie est un songe de Calderón ; les Pittoëff viennent jouer Oncle Vania de Tchekhov, œuvre encore méconnue en France. L’école se développe avec l’aide de Jules Romains, mais aussi de Gide, Rivière, Larbaud ou Valéry. Mais des dissensions commencent à naître ; Jouvet perd de son autorité face au neveu de Copeau. La séparation intervient en 1922 entre les deux hommes, alors que Dullin, lui, a pris ses distances depuis l’expérience américaine. Gaston organise au théâtre des concerts, avec La Revue musicale d’Henry Prunières, ouvre un restaurant… Mais Copeau est épuisé. La société est dissoute en 1924. Copeau confie une partie de la compagnie à Jouvet, à la Comédie des Champs-Élysées (où Valentine Tessier deviendra l’interprète privilégiée des pièces de Giraudoux), et se retire en Bourgogne pour expérimenter un théâtre plus populaire, régional, de « proximité », avec sa troupe des « Copiaux ».
D’après Alban Cerisier, Une histoire de La NRF, Gallimard, 2009, p. 547-551.
Documents
Le manifeste du Vieux-Colombier : « Un essai de rénovation dramatique »
« Pour l’œuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu ! » Jacques Copeau
« Si vous aimez le théâtre ; Si vous avez conscience que l'art du théâtre puisse être en dignité, en beauté, l'égal des autres arts... » Tandis qu'un « appel » est imprimé et placardé sur les murs, Jacques Copeau publie dans La NRF de septembre 1913 un texte dans lequel il expose son programme. Extraits.
Au mois d'octobre prochain s'ouvrira à Paris, 21 rue du Vieux-Colombier, un théâtre nouveau. Il prendra le nom de Théâtre du Vieux-Colombier. Son programme sera composé des chefs-d'œuvres classiques européens, de certains ouvrages modernes déjà consacrés, et de ceux de la jeune génération.
Conçu par un petit groupe d'artistes dont l'entente intellectuelle et un goût commun de l'action ont fait des compagnons de lutte, ce projet longuement médité connut bien des alternatives. Il eut à surmonter bien des obstacles. S'il se réalise enfin, c'est grâce à des dévoûments pour lesquels nous ne saurions ici marquer trop de reconnaissance.
[...] Nous pensons qu'il ne suffit même pas, aujourd'hui, de créer des œuvres fortes : en quel lieu trouveraient-elles accueil, rencontreraient-elles à la fois leur public et leurs interprètes, avec une atmosphère favorable à leur épanouissement ? C'est ainsi que, fatalement, comme une « postulation perpétuelle », s'imposait à nous ce grand problème : élever sur des fondations absolument intactes un théâtre nouveau ; qu'il soit le point de ralliement de tous ceux, auteurs, acteurs, spectateurs, que tourmente le besoin de restituer sa beauté au spectacle scénique. Un jour verra peut-être ce prodige réalisé. Alors l'avenir s'ouvrira devant nous.
Car nous n'avons rien à attendre du présent. Nous devons ne compter pour rien ce qui existe. Si nous vouIons retrouver la santé et la vie, il convient que nous repoussions le contact de ce qui est vicié dans sa forme et dans son fond, dans son esprit, dans ses mœurs. Nous ne méconnaissons pas que des dons de toute sorte, et souvent précieux, se fassent jour dans la production dramatique contemporaine. Ils y sont fébrilement prodigués, dispersés, gaspillés. Faute d'orientation, de discipline, faute de sérieux et surtout d'honnêteté, on ne les voit nulle part aboutir à la concentration, à l'accomplissement d'une œuvre d'art. Considérant les choses d'un peu haut, il est impossible de ne pas reconnaître que plusieurs générations se sont succédées, sans qu'un artiste véritable ambitionnât, pour y manifester son génie, la forme dramatique. Lors même que ses facultés semblaient proprement le destiner au théâtre, l'artiste dont nous parlons a toujours cherché refuge en quelque autre genre, l'estimant plus digne de lui, fût-il moins conforme à sa visée. Est-ce à dire qu'il soit sans ressource et comme désaffecté, trop fragile dans une main puissante et rebelle à toute nouveauté, l'instrument qu'ont façonné et dont se contentèrent les Sophocle et les Shakespeare, les Racine, les Molière, les Ibsen ? Non. Mais il a dégénéré parmi des pratiques infâmes, et l'usage en paraît interdit à quiconque prétend, de nos jours, faire librement œuvre de beauté.
Nous avons vu, depuis trente ans, quelques vrais talents se porter vers la scène. Nous avons vu les uns, peut-être à leur insu, prendre insensiblement et garder ce pli de complaisance que les premiers succès laissent aux âmes faciles ; de leurs dons exploités, déformés, ils ont tiré ce creux prestige qu'ils exercent désormais sur la foule. Nous avons vu les autres, mieux défendus par la fermeté du caractère et le respect de leur art, déserter un théâtre qui ne les eût accueillis que pour les corrompre : leur verve s'est ralentie, leur inspiration s'est brisée. À tous s'est imposée l'alternative ou de se taire ou d'abdiquer.
Qu'elle fasse échec à la puissance de l'artiste : voilà la condamnation sans appel de la scène moderne. Et cette aversion, ce dégoût que l'artiste lui témoigne en retour : voilà qui achève de ravaler le théâtre présent, d'en faire, comme on l'a trop justement écrit, « le plus décrié des arts ».
Nous voulons travailler à lui rendre son lustre et sa grandeur. Dans cette entreprise, à défaut de génie, nous apporterons une ardeur résolue, une force concertée, le désintéressement, la patience, la méthode, l'intelligence et la culture, l'amour et le besoin de ce qui est bien fait. Et de qui attendrait-on pareil effort, sinon de ceux pour qui il y va de leur vie même ? non pas des trafiquants, ni des amateurs, ni d'orgueilleux esthètes, mais des ouvriers en leur art, rompus à la besogne, s'ingéniant à tout faire sortir de leurs mains et de leur cerveau, préparant les matériaux et concevant le plan selon lequel ils seront assemblés, depuis la fondation jusqu'au faîte. Puisque nous sommes jeunes encore, puisque nous avons conscience du but et des moyens pratiques de l'atteindre, n'hésitons pas. Que rien ne nous détourne plus. Laissons là les activités secondaires. Mettons-nous, d'un seul coup, en face de toute notre tâche. Il la faut attaquer à pied d'œuvre. Elle est vaste, et sera laborieuse. Nous ne nous flattons guère de la mener à bout. D'autres que nous, peut-être, achèveront l'édifice. Essayons au moins de former ce petit noyau d'où rayonnera la vie, autour duquel l'avenir fera ses grands apports.
Je n'ai pas craint de laisser paraître, dans leur ampleur, nos espérances, nos ambitions. Les premières réalisations que nous allons tenter ne supporteront point d'entrer avec elles en comparaison. De cela aussi nous avons conscience.
Ayant à dire, maintenant, ce que sera le Théâtre du Vieux-Colombier, j'espère gagner le lecteur au sentiment de notre modestie, et l'inviter à reconnaître que notre plan d'action, loin de se dérober aux contingences, les envisage et les affronte. [...]
Répertoire :
Répertoire Classique. – J'ai déjà écrit qu'avant de tenter utilement sur le théâtre une réforme quelconque, il faudrait l'assainir, l'honorer, « en y rappelant les grandes œuvres du passé, afin que les poètes d'aujourd'hui, repris d'un filial respect pour cette scène qu'on leur avait ternie, ambitionnent d'y monter à leur tour ».
Notre premier souci sera de marquer une vénération particulière aux classiques anciens et modernes, français et étrangers. Il n'est point excessif de dire qu'ils sont ignorés du public. Nous les proposerons comme un constant exemple, comme l'antidote du faux goût et des engoûments esthétiques, comme l'étalon du jugement critique, comme une leçon rigoureuse pour ceux qui écrivent le théâtre d'aujourd'hui et pour ceux qui l'interprètent. Devant ces ouvrages d'autrefois, que les habitudes mécaniques de certains comédiens et la routine d'une prétendue « tradition » défigurent trop souvent, nous nous efforcerons de nous remettre en état de sensibilité. Mais nous nous garderons bien de vouloir en « renouveler » c'est-à-dire en déformer l'esprit. Jamais nous ne nous aviserons – sous prétexte de les rapprocher de nous ! – d'accommoder Molière ou Racine à la mode du jour. Ce serait un plaisant divertissement, en vérité, que d'aller rajeunir par le dehors ce qui est éternel en son fond, et que d'aller assaisonner d'un peu de vraisemblance à la moderne ce qui déborde de vérité ! Nous nous interdirons ces fantaisies. Toute l'originalité de notre interprétation, si on lui en trouve, ne viendra que d'une connaissance approfondie des textes.
Reprises. – Autant qu'il sera en son pouvoir, le Théâtre du Vieux-Colombier reprendra, parmi les meilleures pièces de ces trente dernières années, celles que le temps ne semble pas avoir affaiblies et, d'une façon plus générale, celles qui marquent une date dans l'histoire du théâtre, une étape dans l'évolution du genre dramatique.
Pièces inédites. – Comme on vient de le voir, le Théâtre du Vieux-Colombier assure son existence sur un fonds d'œuvres consacrées. En effet, nous ne nourrissons pas l'illusion qu'en ouvrant un théâtre aux plus sincères manifestations de l'esprit dramatique, nous allons de ce fait et d'emblée provoquer une renaissance. Et nous n'imaginons pas qu'il existe actuellement en France toute une armée de jeunes talents méconnus, dignes d'être mis en lumière, et qui vont dès demain répondre à notre appel. Au reste, sur les œuvres inédites qui nous seront soumises, nous nous réservons d'exercer un choix sévère, n'estimant pas qu'on serve utilement un idéal en encourageant les fausses vocations qui se fourvoient à sa poursuite.
Il arrive que, sous prétexte de style, de pensée, de lyrisme, les écrivains nouveaux produisent à la scène des ouvrages forgés sur plus d'à-priorisme littéraire que d'expérience humaine et de nécessité tragique. Les bonnes intentions, les hautes visées ne suffisent pas. Entre une idée de drame et ce drame lui-même, il y a la distance de l'art tout entier. Le Théâtre du Vieux-Colombier est ouvert à toutes les tentatives, pourvu qu'elles atteignent un certain niveau, qu'elles soient d'une certaine qualité. Nous entendons : une qualité dramatique.
Quelles que soient nos préférences avouées comme connaisseurs et comme critiques, notre direction personnelle comme écrivains, cependant nous ne représentons pas une école, dont toute l'autorité risque de déchoir quand s'évanouit son éphémère attrait de nouveauté. Nous n'apportons pas une formule, avec la certitude que de cet embryon doive naître et se développer le théâtre de demain. C'est en quoi nous nous distinguons des entreprises qui nous ont précédés. Celles-ci – on peut le dire sans méconnaître l'apport de la plus notoire d'entre elles : le Théâtre Libre, et sans déprécier la haute valeur de son chef, M. André Antoine, à qui nous devons tant – celles-ci commirent inconsciemment l'imprudence de limiter leur champ d'action à l'étroitesse d'un programme révolutionnaire. Nous ne sentons pas le besoin d'une révolution. Nous avons, pour cela, les yeux fixés sur de trop grands modèles. Nous ne croyons pas à l'efficacité des formules esthétiques qui naissent et meurent, chaque mois, dans les petits cénacles, et dont l'intrépidité est faite surtout d'ignorance. Nous ne savons pas ce que sera le théâtre de demain. Nous n'annonçons rien. Mais nous nous vouons à réagir contre toutes les lâchetés du théâtre contemporain. En fondant le Théâtre du Vieux-Colombier, nous préparons un lieu d'asile au talent futur.
Jacques Copeau
Lire le manifeste dans La NRF de septembre 1913.
Lettre de Louis Jouvet à Jacques Copeau, 23 juin 1914
Louis Jouvet, comédien de la troupe du Vieux-Colombier et régisseur du théâtre, est sur le front lorsqu'il écrit cette lettre à Jacques Copeau. Bien qu'éloignés de la scène du Vieux-Colombier dont la déclaration de guerre a brutalement interrompu la première saison en août 1914, les deux hommes poursuivent, dans leur correspondance, leur dialogue sur la vie et les métiers du théâtre.
Mon cher patron,
Le travail au théâtre avance lentement – naturellement. Mais je crois qu’on aura l’année prochaine un guignol propre, bien agencé, qui fonctionnera bien — et sur lequel on ne se battra pas tous les soirs avec tous les trois mètres d’étoffes des décors.
L’éclairage au proscenium avec les 1 000 b. ½ watt ne présente pas grand avantage. Vous le verrez ! Quant au remplacement de la rampe – ce ne sera que très particulier, car on a un éclairage quasi perpendiculaire qui contrarie les ombres naturelles des figures – vous le verrez !
J’ai fait également commencer le percement du plancher au proscenium jardin pour y installer un praticable allant au-dessous. Ce ne sera pas parfait car la profondeur ne permettra pas de faire foncer un homme de toute sa taille – et ce petit travail nous a mis en conversation avec une paire de traverses en fer que nous avons dû scier sans aucun agrément ni rapidité. Les plafonds sont rééquipés. Alphonse a fait des épissures superbes qui m’ont fait rêver aux îles Bermudes et à Java ! Ils fonctionneront l’année prochaine pour la plus grande sécurité de tout le monde, et particulièrement ils éviteront ce que pouvaient avoir de désagréable les visites importunes du service d’incendie.
Petites nouvelles en trois lignes.
Le jeune Lafont qui nous avait si bassement insultés a envoyé un autre lui-même chercher le « [mot illisible] » qu’on mettait à sa disposition.
Le chef machiniste Romain – que j’ai déposé – travaille toujours au théâtre en attendant de trouver quelque chose. Jamais homme n’a autant travaillé.
Une personne du service de scène a par méprise mis quarante-cinq mètres carrés de calicot dans sa poche – en croyant y mettre son mouchoir.
La mère Hubert s’étant scandalisée outre mesure de cette légère erreur – je la laisse reposer momentanément.
Reçu diverses lettres d’em… qui veulent vous voir, qui… ne savent quoi penser… qui… ne savent comment faire. Je leur ai dit que moi non plus.
Théâtres.
J’ai assisté l’autre jour au théâtre anglais à La Nuit des rois – ou ce que vous voudrez – en effet, c’est exactement une pièce de Dumas, avec des traditions de jeux et de mots qui actuellement ressemblent à du Frédéric Lemaître pour les
pauvres. Plusieurs notes de mise en scène sont originales et interprètent bien le texte. Le Malvolio joue selon la tradition — et le sens de la tradition m’a l’air très bien – lui il avait l’air d’un serin ! Le Tobie joue bien – il joue beaucoup, mais n’a pas la truculence joyeuse de [Romain] Bouquet. Le Aguecheek est un mignon Henri II, III ou IV style Dufayel – il est à botter le cul – si j’avais eu un pistolet, j’aurais eu plaisir à le descendre. La scène du duel particulièrement contient une série de plaisanteries et de cascades d’un goût mauvais qui n’indigne plus mais qui fait pitié – ici j’aurais voulu leur jeter un ou deux sous – c’était vraiment pauvre. Quant à la façon dont Malvolio découvre et lit sa lettre, s’il y a dans tout l’univers quelque chose d’aussi pauvre et d’aussi froid – je consens volontiers à cesser de vivre de la belle vie des hommes qui mangent et qui boivent.
Le reste ne vaut pas un pet de lapin – que dis-je, de lapin de lapincule – costumes grotesques, décors en [mot illisible] – oh pardon, oh si – le bouffon, remarquable : imaginez Bardy habillé en chicorée, bâté d’un véritable harnais de grelots de mule, faisant des grâces – et chantant d’une voix de basse. Ceci n’est pas de l’imagination – je dis Bardy parce qu’il lui ressemblait – et que son jeu me rappelait celui du créateur du charretier de La femme tuée.
Je vous préviens, mon cher patron, que cette lettre n’a aucun intérêt particulier et que vous pourrez en cesser la lecture à l’endroit où il vous semblera bon – ou plutôt qui vous semblera mauvais ou ennuyeux. Je vous le dis un peu tard mais l’intention y est. [...]
Louis Jouvet
Extrait de Jacques Copeau et Louis Jouvet, Correspondance 1911-1949, édition d'Olivier Rony, Gallimard, 2013 (« Les Cahiers de la NRF »)
« Ma dette envers Copeau », par Roger Martin du Gard
Roger Martin du Gard, auteur dramatique à ses heures (La Gonfle), a rendu au directeur du Vieux-Colombier un hommage plus qu’appuyé dans ses Souvenirs littéraires. Il a passé des heures à regarder répéter la troupe de Charles Dullin et de Louis Jouvet.
J'avais lu dans La NRF de septembre 1913 le premier manifeste de Copeau : « Un essai de rénovation dramatique » ; et Gallimard, à plusieurs reprises, m'avait parlé, longuement, avec une affectueuse et émouvante admiration, de « Jacques » et de ses projets. Je savais que Rivière avait assumé la direction de la revue, afin que Copeau pût se consacrer exclusivement à ce qui devait être le grand apostolat de sa vie : fonder sur la rive gauche, loin des boulevards, avec l'appui moral de La NRF et l'aide financière de ses amis, un théâtre d'un caractère entièrement nouveau, où il se proposait de lutter victorieusement, non seulement par des manifestes mais par des réalisations exemplaires, contre l'avilissement dans lequel la dépravation du goût public et le mercantilisme des principales scènes parisiennes avaient plongé l'art dramatique.
J'étais fort curieux de le connaître ; mais il ne paraissait plus aux réunions de La NRF, et je n'avais pas eu l'occasion de le rencontrer.
En octobre, ayant à passer quelques jours à Paris pour la parution de mon Jean Barois, j'ai combiné mon voyage de façon à pouvoir assister, le 22, à l'inauguration du Vieux-Colombier. Le spectacle choisi pour cette ouverture était une œuvre élisabéthaine : Une femme tuée par la douceur, de Thomas Heywood.
Le jour de cette soirée, j'étais convié par Gallimard à venir, au milieu de l'après-midi, le retrouver au nouveau théâtre – où il avait accepté, pour la première année du moins, d'exercer les ingrates fonctions d'administrateur.
À l'heure dite, je trouve Gallimard frileusement tapi derrière une petite table volante, dans un étroit vestibule traversé de courants d'air et bizarrement enjolivé, comme un salon de maison close, par de hautes glaces et des guirlandes de pâtisseries recouvertes d'un badigeon beurre frais : vestiges de l'Athénée-Saint-Germain, l'ancien music-hall du quartier, que Copeau avait loué 15.000 francs par an, et baptisé : Théâtre du Vieux-Colombier. Tous les corps de métier, sous la direction de Francis Jourdain, procédaient aux arrangements de la dernière heure, dans un va-et-vient et un bruit incessants.
Gallimard me conduit dans la salle. Il me montre Copeau de loin. Sous un reste d'échafaudage qu'on démonte en hâte, dans la poussière des plâtras et le tapage des maillets, le torse moulé dans un chandail vert épinard, la mâchoire enfoncée dans une écharpe flottante en laine écossaise, coiffé d'un chapeau mou à larges bords qui semble emprunté au capitaine de La Ronde de nuit, Copeau se démène comme un démon.
Extraordinairement agile, il bondit sans arrêt de la salle sur le plateau et du plateau dans la salle. Je distingue un masque fébrile, un œil de feu dans l'ombre du chapeau. II règle la mise en place des acteurs au dernier acte de la pièce. Avec une exigence de maître de ballet, se reculant souvent jusqu'au fond du théâtre pour juger de l'ensemble, il fait recommencer dix fois le lent rassemblement des comédiens autour du lit à colonnes où se meurt l'héroïne. « C'est Blanche Albane, me souffle Gallimard : la femme de Georges Duhamel, tu sais, l'auteur de l'Odéon : Dans l'ombre des statues... » Puis il me désigne un grand diable efflanqué, auquel Copeau vient de crier : « Ne bouge pas, toi ! Tu pleures. Pas un geste !» On ne voit le figurant que de dos. Il se tient debout au pied du lit, immobile, la nuque basse, les épaules tombantes, figé dans une pose qui exprime de façon saisissante la douleur du valet devant sa maîtresse agonisante. « Celui-là, me dit Gallimard, c'est notre régisseur : le bras droit de Copeau, un nommé Jouvet. »
Une demi-heure plus tard, dans la salle vide, je suis assis à côté d'un Copeau silencieux, un peu essoufflé, tenant à deux mains un pain au jambon dont il arrache des bouchées à grands coups de dents. Lorsqu'il a fini, il allume une longue pipe de rapin, en terre blanche. Puis il se penche, sourit, passe familièrement son bras sous le mien, et tourne vers moi son grand œil chevalin. Pendant quelques secondes, il m'examine de près, avec une assurance attentive et amusée, où se reflète, plutôt qu'une curiosité indiscrète, cette sympathie instinctive qui semble le jeter impatiemment au-devant des êtres : « Eh bien, Jean Barois, vos impressions ?... Dites... Allez-y, parlez franchement ! » Ce « franchement » est articulé d'une voix nette et chaude, vibrante d'un entrain contagieux. Et je pressens déjà que c'est quelqu'un à qui, en effet, il me sera bientôt facile, facile et délicieux, de parler à cœur ouvert, de me livrer sans réserve.