Du côté de chez Swann de Marcel Proust
Du côté de chez Swann, refusé hâtivement par la NRF, paraît chez Grasset en novembre 1913. La reconquête de Marcel Proust sera l’une des grandes priorités de la revue et des Éditions. Marcel Proust acceptera finalement de donner des fragments du Côté de Guermantes à La NRF, avant que les deux premiers volumes de la Recherche ne soient publiés à l'enseigne des Éditions en juin 1919.
« S’ils m’éditent, ils me liront peut-être. »
Marcel Proust à propos de la NRF
À la conquête de Swann
Proust admire l’œuvre de La Nouvelle Revue française : malgré ses « défauts » ou ses « absurdités », écrit-il à son ami Antoine Bibesco en 1912, « c’est tout de même la seule Revue ». Et continuant : « s’ils m’éditent, ils me liront peut-être. » Prêt à prendre en charge les frais de l’édition, et fort du soutien de principe de Jacques Copeau, il propose Du côté de chez Swann à la fin de l’année 1912 aux Éditions de la NRF : Jean Schlumberger jette un coup d’œil distrait et prévenu aux sept cent pages de la dactylographie. Indifférence, refus. Proust se replie sur Bernard Grasset, qui publie l’ouvrage en 1913 à compte d’auteur. « Le refus de ce livre restera la plus grave erreur de la NRF », regrette aussitôt Gide.
André Gide, Jacques Rivière et Gaston Gallimard feront de la reconquête de Marcel Proust l’une des grandes priorités de la revue et des Éditions. Rivière (alors secrétaire de la revue aux côtés de Jacques Copeau), voit dans À la recherche du temps perdu la plus remarquable réalisation de ce renouveau du roman analytique qu’il avait prophétisé dans son étude décisive sur le « roman d’aventure », publiée dans les livraisons de mai, juin et juillet 1913 de La NRF : c’est bien en Proust que le classicisme moderne a trouvé son maître, et non dans le vers libre de Ghéon ou le globalisme moral de Gide. La littérature ne tend ni au bien ni au mal ; elle n’a que la vérité pour objet : plus de vérité, plus de proximité à la vie. L’art de son déploiement est l’essence même de la littérature. Si Proust oppose un refus à André Gide qui lui propose, dès le moins de mars 1914, d’éditer la suite de La Recherche à l’enseigne des Éditions de la NRF, il consent cependant à donner à Jacques Rivière, avec lequel il a entamé une correspondance importante, deux premiers fragments du Côté de Guermantes : ils sont publiés dans les deux derniers numéros de La NRF d’avant guerre (juin et juillet 1914), tandis que Ghéon consacre une note au volume déjà paru, mi-figue mi-raisin (« une œuvre de loisir », mais un « trésor de documents sur l’hypersensibilité moderne »), dont on devine qu’elle a été revue in extremis.
Gaston Gallimard et Jacques Rivière devront faire provision de patience, d’attention et de compréhension pour satisfaire un auteur d’une sensibilité extrême, souvent sévère à l’égard du suivi éditorial de sa production ou des choix critiques de la revue. Gaston Gallimard parviendra finalement, au cours du printemps 1916, à persuader Marcel Proust de se détacher de Grasset et de lui confier ses prochains livres. Sous la pression de son auteur, Bernard Grasset fait savoir par écrit au gérant des Éditions de la NRF qu’il renonce à poursuivre la publication de La Recherche. En octobre 1917, Gaston Gallimard rachète à son concurrent les quelque deux cents exemplaires de Du Côté de chez Swann qui n’ont pas été vendus : il les revêt d’une couverture NRF et d’un papillon de relais avant de les remettre en vente ; et entreprend une réédition recomposée du roman.
Entretemps l’éditeur avait mis en fabrication À l’ombre des jeunes filles en fleurs, d’après les épreuves corrigées de la composition déjà engagée chez Grasset (transmises en novembre 1916) et le manuscrit, dont une partie est confiée à Gallimard en mars 1917. Un contrat n’est toutefois signé que le 23 juin 1918, qui porte sur l’ensemble de La Recherche, soit « cinq ou six tomes » provisoirement intitulés : Du côté de chez Swann, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Le Côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe I, Sodome et Gomorrhe II – Le temps retrouvé. Proust ne souhaitait pas publier les volumes séparément. La réédition de Du côté de chez Swann et À l’ombre des jeunes filles en fleurs, achevé d’imprimer le 30 novembre 1918, seront tous deux mis en vente après la guerre en juin 1919, en même temps que Pastiches et mélanges. Le second volume de La Recherche vaudra à la jeune maison d’édition son premier prix Goncourt.
« À vous mon cher Gaston que j’aime de tout mon cœur (bien que vous pensiez quelquefois le contraire !) et avec qui ce serait si gentil de passer de longues et réconfortantes soirées. Mais vous ne prenez jamais l’initiative. Les miennes échouent toujours devant mon téléphone aussi “éloignant” qu’au temps où vous refusiez Swann. Votre bien reconnaissant et bien fidèle et bien tendre ami. »
Marcel Proust à Gaston Gallimard, 30 avril 1921
Documents
Lettre de Marcel Proust à Jacques Rivière [7 février 1914]
Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! Et quel bonheur pour moi que ce lecteur, ce soit vous. Car les sentiments que vous voulez bien m’exprimer, je les ai souvent ressentis en vous lisant ; de sorte que chacun de notre côté nous avons fait les premiers pas l’un vers l’autre et posé les jalons d’une amitié spirituelle. Vous ne trouvez pas mon livre sans défauts, je n’aime pas vos articles sans réserves. Mais cela n’empêche pas d’aimer ; quoique vous ayez dit de Stendhal : « Il juge ses amis ! » J’ai trouvé plus probe et plus délicat comme artiste de ne pas laisser voir, de ne pas annoncer que c’était justement à la recherche de la Vérité que je partais, ni en quoi elle consistait pour moi. Je déteste tellement les ouvrages idéologiques où le récit n’est tout le temps qu’une faillite des intentions de l’auteur que j’ai préféré ne rien dire. Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera. Celle que j’exprime à la fin du 1er volume, dans cette parenthèse sur le Bois de Boulogne que j’ai dressée là comme un simple paravent pour finir et clôturer un livre qui ne pouvait pas pour des raisons matérielles excéder 500 pages, est le contraire de ma conclusion. Elle est une étape, d’apparence subjective et dilettante, vers la plus objective et croyante des conclusions. […]
Dans ce premier volume vous avez vu le plaisir que me cause la sensation de la madeleine trempée dans le thé, je dis que je cesse de me sentir mortel etc. et que je ne comprends pas pourquoi. Je ne l’expliquerai qu’à la fin du 3e volume. Tout est ainsi construit. […]
Non, si je n’avais pas de croyances intellectuelles, si je cherchais simplement à me souvenir et à faire double emploi par ces souvenirs avec les jours vécus, je ne prendrais pas, malade comme je suis, la peine d’écrire. Mais cette évolution d’une pensée, je n’ai pas voulu l’analyser abstraitement mais la recréer, la faire vivre. Je suis donc forcé de peindre les erreurs, sans croire devoir dire que je les tiens pour des erreurs ; tant pis pour moi si le lecteur croit que je les tiens pour la vérité. Le second volume accentuera ce malentendu. J’espère que le dernier le dissipera.
Marcel Proust. Lettre à Jacques Rivière [7 février 1914], dans Correspondance 1914-1922, Gallimard, 1976, p. 27-28.
Lettre de Marcel Proust à Gaston Gallimard [début mars 1916]
Cher ami,
(Je voudrais bien que nous adoptions cette appellation. Elle satisfera mieux les sentiments qu’éveillent en moi votre gentille lettre.) Pardonnez-moi de ne pas vous avoir répondu plus tôt, j’ai été assez mal ces jours-ci. D’ailleurs j’ai les yeux très fatigués et suis un mauvais correspondant.
Je commence par la fin, pour terminer la question livre. Oui Gide me l’a dit, et en 1914, et encore l’autre jour, que la NRF m’éditerait volontiers. Je lui ai dit pourquoi c’était impossible, et j’ai dû aussi lui dire sinon l’autre jour, du moins en 1914, pourquoi je le regrettais moins. C’est que je tenais tant à être lu par les trois ou quatre personnes pour lesquelles j’écrivais et qui sont à peu près toutes de la NRF, je me disais que cela me donnait une chance d’attirer leur attention. Or il se trouve que vous avez tous lu le livre. Il a inspiré une amitié d’ailleurs excessive à des gens par qui c’était mon rêve d’être lu. […] Quand Gide (encore un des lecteurs rêvés) m’a demandé quelques semaines ou mois avant la guerre d’éditer les volumes suivants de mon livre, j’ai été très ému de sa proposition ; je lui ai d’abord dit que c’était impossible, puis j’ai tâché de me délier de mon traité avec mon éditeur.
Alors (et cela je l’ai écrit à Gide, à qui j’ai même dû envoyer la lettre de l’éditeur si je me rappelle bien) j’ai trouvé un homme qui a eu le seul procédé qui pouvait me fermer la bouche, et j’ai compris depuis (ceci entre-nous) qu’il ne l’avait eu que par habileté mais au moment j’ai été touché ; il m’a écrit : « Rien ne peut me faire plus de peine ; rien ne peut faire plus de tort à ma maison ; mais je ne veux pas que votre traité vous gêne ; si vous aimez mieux me retirer votre livre, je vous laisse toute liberté, usez-en selon ce que vous croyez. » Devant la délicatesse, au moins apparente, d’un tel procédé, je n’ai pu que dire : « je ne songe plus à vous quitter. » Et à mon grand chagrin, j’ai répondu à Gide par un refus définitif.
Marcel Proust. Lettre à Gaston Gallimard [début mars 1916], dans Correspondance 1912-1922, Gallimard, 1989, p. 27-28.