Histoire d'un livre

Fictions de Jorge Luis Borges

Jorge Luis Borges, Fictions, Gallimard, 1951 (La Croix du Sud »). Édition originale.

L’écrivain argentin Jorge Luis Borges, proche de Pierre Drieu la Rochelle et Henri Michaux, cède en 1946 les droits de traduction de son recueil Fictions, initialement paru à Buenos Aires à l'enseigne de Sur en 1944. Le volume est traduit et édité chez Gallimard par Roger Caillois en 1951, inaugurant sa collection « La Croix du Sud ».

L’histoire de Fictions commence elle-même comme un conte. En 1938, la veille de Noël – l’année même où meurt son père –, Borges a un grave accident. Alors qu’il monte un escalier en courant, il s’écorche le cuir chevelu ; la blessure s’infecte et pendant une semaine environ il passe ses nuits sans dormir, pris d’hallucinations et d’une forte fièvre. On l’opère en urgence d’une septicémie. Un mois plus tard, entré en convalescence mais en pleine crise existentielle, il craint pour son intégrité mentale. Alors il se dit que s’il réussit à « faire quelque chose qu’il n’a encore jamais fait, sans y parvenir », « le désastre ne serait pas évident » et pourrait même l’aider « à se préparer à la révélation fatale ». Il commence l’écriture d’une nouvelle : Pierre Ménard, auteur de Don Quichotte. Satisfait du résultat, qu’il veut prolonger par d’autres histoires conçues « à mi-chemin entre l’essai et le vrai conte », à la lisière du réel et du fantastique, il se remet à écrire, chez lui et sur son lieu de travail, où il s’ennuie.

À ce moment de sa vie, il se trouve dans une situation très fausse. D’un côté, ayant déjà publié des poèmes et plusieurs essais, il jouit d’une réputation de « bon écrivain » auprès d’une petite élite internationale regroupée autour de la célèbre revue Sur, qu’a fondée et dirige Victoria Ocampo. De l’autre, il occupe depuis 1937 un emploi très subalterne dans la bibliothèque municipale d’un quartier pauvre et triste de Buenos Aires. Bien qu’il se familiarise avec les bibliographies et le catalogage, qui constituent deux obsessions majeures de son œuvre, il est « très aigri », parce que, au jour le jour, la besogne manque. Il se sent « horriblement malheureux » parmi des collègues vulgaires, qui ignorent ses dons d’écrivain.

En 1940, José Bianco, le rédacteur en chef de Sur, le persuade qu’il doit regrouper certains de ses textes en volume. Il en choisit d’emblée huit, essentiellement parmi ceux qu’il a donnés à Sur. L’ensemble devient Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. Tandis que l’époque est aux romans qui témoignent soit d’un engagement politique, soit d’un ancrage social dans un pays, Borges pose ici qu’une œuvre est avant tout un objet de langage, un « artifice » formel. Déçus que le traditionnel Prix national lui échappe, une vingtaine d’écrivains, dont son camarade Bioy Casarès, lui font « réparation » en juillet dans les pages de Sur. En 1944, Borges décide de reprendre ce premier volume, en le complétant par un autre recueil de six textes, sous-titré Artifices. Ainsi composé en miroir, l’ouvrage paraît chez Sur, rebaptisé Fictions. Cette fois, les lecteurs sont sensibles au style baroque de la compilation, où se distille avec pudeur une essentielle mélancolie. Borges reçoit en 1945 le premier prix d’honneur de la Société argentine des écrivains.

Projetée dès 1946, la traduction française de Paul Verdevoye et Nestor Ibarra, avec une préface de ce dernier, paraît en 1951 dans « La Croix du Sud », une collection d’ouvrages ibéro-américains que dirige chez Gallimard Roger Caillois. L’éditeur connait bien Borges, avec qui il a des relations admiratives, mais tendues. Il lui a été présenté pendant la guerre par Victoria Ocampo à Buenos Aires, où il s’est réfugié. Il a traduit certains de ses récits mais s’est presque aussitôt opposé à lui lors d’une polémique autour du roman policier. Ayant adapté Michaux en espagnol dès 1941, Borges entretenait des rapports privilégiés avec La NRF, qu’il mentionne, via un article de Drieu la Rochelle, à l’intérieur même du conte Tlön uqbar orbis tertius. Cette première traduction française favorise sa reconnaissance internationale : « […] avant d’être publié en français j’étais à peu près complètement inconnu – non seulement à l’étranger mais même chez moi à Buenos Aires ».

Considéré, avec Aleph, comme son livre le plus important, Fictions, auquel Borges rajoute trois textes lors de sa réédition en 1956, n’a cessé d’exercer une fascination chez les écrivains, les critiques et les philosophes, aussi bien en Europe (chez Foucault, Deleuze, Genette, Manguel, Réda…), qu’en Amérique latine où, en suggérant les « possibilités littéraires de la métaphysique », il a libéré la narration d’une attache stricte au réalisme social. Il a par ailleurs renouvelé le rapport qu’entretenait la littérature avec sa propre histoire, avec la vérité. Interrogé sur l’originalité foncière de cet ouvrage et sur son influence, Borges préférait souligner, avec une humilité malicieuse, qu’il n’avait que falsifié des textes existants, comme si presque tout ce qu’il a écrit se trouvait déjà chez Kafka, chez Poe, chez Chesterton et quelques autres.

Amaury Nauroy
© Éditions Gallimard
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