Histoire d'un livre

Fureur et mystère de René Char

René Char, Fureur et mystère, Gallimard, 1948. Édition originale

Dans Fureur et mystère paru chez Gallimard en octobre 1948, René Char a rassemblé ses textes poétiques écrits depuis près d'une décennie, de Seuls demeurent à La Fontaine narrative et aux Feuillets d’Hypnos, rappelant ainsi que le centre et la justification de son œuvre est un détour par la Résistance et la vraie vie.

 

 

Je tiens René Char pour notre plus grand poète vivant et Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools.

Albert Camus

« Certes, il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle, mais tout ne doit pas se borner là. Ce serait dérisoirement insuffisant », confie René Char à son copain Francis Curel, en 1941. Les récents événements politiques, la guerre, le nazisme, la Collaboration requièrent, à son sens, à la fois le silence de l’écrivain et l’action secrète de l’homme. Démobilisé lors de l’armistice de 1940 après avoir combattu en Alsace, Char s’est donc engagé dans la Résistance sous le nom de Capitaine Alexandre ; et, contre l’« incroyable exhibitionnisme » dont font alors preuve « trop d’intellectuels », il a choisi de ne rien publier durant le temps que durerait l’Occupation. Ce qui ne l’empêche bien naturellement ni d’écrire, ni déjà de songer à un livre qui se placerait sous l’« exaltante alliance » de la fureur et du mystère : « c’est un peu solennel, mais c’est une ville de greniers et de pas millionnaires le rapprochement de ces deux mots », explique-t-il à un autre copain, Gilbert Lely, le 15 octobre 1941. Depuis 1940, son existence est rude. Il s’est retiré à L’Isle-sur-le-Sorgue puis dans les Basses-Alpes, à Céreste. Au mur de sa chambre chez ses amis Roux, une reproduction du Prisonnier de Georges de La Tour, avec une photographie d’Arthur Rimbaud à seize ans ; et sur la table, une boîte bleue, ronde et plate, qui contient tantôt des détonateurs, tantôt du tabac. Les poèmes qu’il écrit s’apparentent alors aux aphorismes d’Héraclite, mais s’en distinguent en ceci que les textes du Grec reposent sur une totalité dont nous ne possédons plus que des éléments épars. Char cherche à prolonger le Le Marteau sans maître (1934) et les autres textes qu’il a publiés avant-guerre dans les revues surréalistes, où il exprimait déjà une forme éruptive de révolte, rimbaldienne celle-là contre les mœurs et contre une certaine pratique archaïque de la poésie, « pourrie d’épileurs de chenilles, de rétameurs d’échos ». Dans un carnet qui ne le quitte pas, il consigne aussi sous forme de notes ses pensées ; il rapporte, dans l’urgence, la mort de ses amis résistants, comme celle de Roger Bernard, abattu par les SS à portée de son propre fusil mitrailleur. Il se dégage de ces feuillets une impression paradoxalement contemplative. « Ces notes n’empruntent rien à l’amour de soi, à la nouvelle, à la maxime ou au roman. Un feu d’herbes sèches eût tout aussi bien été leur éditeur. »

En juillet 1944, au moment de partir pour Alger, Char cache soigneusement son carnet des jours de résistance. Il entre en rapport avec la revue Fontaine, à laquelle il donne plusieurs poèmes à partir du mois d’août, ainsi qu’aux Cahiers d’Art et à L’Éternelle Revue, créée par Éluard dans la clandestinité. En septembre, il retrouve son carnet, qu’il s’empresse de détruire, non sans avoir pris copie de la partie « Journal » et des notes, intitulant l’ensemble Feuillets d’Hypnos. Après quoi, il essaie de mettre de l’ordre dans sa « manière de voir et d’éprouver qu’un peu de sang a […] tachée, à [s]on corps défendant ». Char semble faire sien l’optimisme tragique de la Grèce présocratique. « À mon peu d’enthousiasme pour la vengeance se substituait une sorte d’affolement chaleureux, celui de ne pas perdre un instant essentiel, de rendre sa valeur, en toute hâte, au prodige qu’est la vie humaine dans sa relativité ». Il rassemble les poèmes qu’il a écrits depuis 1938. En novembre 1944, par l’intermédiaire de son ami Henri Parisot, son manuscrit ainsi constitué de Seuls demeurent tombe entre les mains de Raymond Queneau. Celui-ci en décide la publication chez Gallimard. Le recueil connaît un très grand retentissement, au point que Julien Gracq, le 15 juillet 1946, écrira qu’il « a jeté une ombre sur à peu près tout ce qui a paru depuis la guerre ». Dans Action, le 18 mai 1945, Henri Thomas est lui-aussi très enthousiaste, ne voyant « guère qu’Antonin Artaud […] pour maintenir aussi résolument, tous risques assumés, la poésie à ce haut degré ». Paulhan et Leiris renouvellent auprès de Char leur amitié.

De nouveaux lecteurs de qualité sont définitivement conquis : Bousquet, Saint-John Perse, Braque et surtout Albert Camus, qui lui demande l’autorisation de publier en juin 1946 ses Feuillets d’Hypnos dans sa collection « Espoir ». Puis, en mai 1947, l’écrivain fait paraître le Poème pulvérisé aux Éditions Fontaine, ce qui lui vaut, le 10 juin, de recevoir un billet éloquent de Gaston Gallimard : « Je n’ai qu’un regret c’est de n’en être pas l’éditeur. » Aussi, au mois de septembre, Char reprend dans un seul volume, Fureur et mystère, l’ensemble des textes, déjà publiés ou non, qu’il a écrits depuis 1938 : Seuls demeurent (1945) ; Feuillets d’Hypnos (1946) ; La Conjuration (1947), qu’il écartera d’ailleurs de la réédition de 1962 ; Le Poème pulvérisé (1947) ; La Fontaine narrative (1947) ainsi que Les Loyaux adversaires. En intégrant à cette somme poétique les Feuillets d’Hypnos, qui ne comprennent aucun vers, Char rappelle que le centre et la justification de son œuvre est un détour par la Résistance et la vraie vie. Camus tient d’emblée « Fureur et mystère pour ce que la poésie française nous a donné de plus surprenant depuis les Illuminations et Alcools. » Mounin, Vercors, Semprun, Kundera ou Maulpoix en ont été durablement impressionné. Le ton assertif, surtout l’éclat de la parole poétique si propres à Char, se ressentent chez Bonnefoy dans Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve, chez Dupin dans Cendrier du voyage, chez P. A. Jourdan dans La langue des fumées, ou encore chez Lionel Ray dans Le Nom perdu. Pour les plus jeunes poètes, Char est devenu grâce à ce texte un « allié substantiel », au même titre que le furent pour lui Raimbaut de Vaqueiras, Blake, Mandelstam ou Pasternak.

Amaury Nauroy

 

Correspondance

Souhaitant publier les Feuillets d'Hypnos dans la collection Espoir qu'il vient de créer à l'enseigne de la NRF, Albert Camus rencontre René Char en 1946. C'est le début d'une très grande amitié dont témoigne la correspondance échangée par les deux hommes entre 1946 et 1959. À l'occasion de leur reprise dans Fureur et mystère, René Char dédie les Feuillets d'Hypnos à Albert Camus.

Lettre d'Albert Camus à René Char

[Paris], 21 septembre [1948]
Mon cher ami,
J'ai sur ma table le justificatif de Fureur et mystère. Un mot seulement pour vous dire ma joie, et pour vous redire que c'est le plus beau livre de poésie de cette malheureuse époque. Avec vous, le poème devient courage et fierté. On peut enfin s'en aider, pour vivre. 
Je n'étais pas content de vous quitter si vite et si mal (que de monde alors dans cette Isle !). Mais j'ai été heureux de vivre un peu plus près de vous, cet été. Peut-être aussi vous ai-je mal remercié de la dédicace des Feuillets d'Hypnos. Elle m'a touché pourtant, à la place même de l'amitié que je vous porte, et qui vous sera fidèle.
À bientôt. Faites-moi signe en revenant. Et d'ici là, ne doutez pas de mon affectueuse pensée.
Albert Camus

Lettre de René Char à Albert Camus

L'Isle 27 septembre 48
Mon cher ami, 
Merci de votre pensée, la plus affectueusement accueillie. Vous êtes l'un des très rares dont l'approbation m'aide à travailler, à aller de l'avant. Fureur et mystère est aussi votre livre. Il me tarde de vous voir, de venir à Paris pour vous voir. Je déteste Paris, cependant tout ce qui compte colle à cet étrange aimant : vous, deux ou trois autres frères... [...]
À bientôt, de tout cœur présent, votre
René Char
Je pense à votre pièce [L'État de siège] et au pouvoir qu'elle a.

Extrait de Albert Camus, René Char, Correspondance 1946-1959, édition établie, présentée et annotée par Franck Planeille, Gallimard, 2007
© Éditions Gallimard
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