Jean Barois de Roger Martin du Gard
Par son caractère direct, documenté et rivé aux tourments intellectuels, politiques et spirituels de leur génération, Jean Barois enthousiasme André Gide et Jean Schlumberger qui décident de le publier en 1913. Il sera le premier livre de Roger Martin du Gard à paraître aux Éditions de la Nouvelle Revue française.
Je me suis alors persuadé que la vie de Paris n’était pas conciliable avec le recueillement dont j’avais besoin pour mener à bien le nouveau projet que j’avais en tête : une longue monographie masculine, la destinée d’un homme et l’histoire d’une conscience. […] C’est là, au Verger d’Augy, près de Sancergues (Cher), dans le pavillon où j’avais transporté ma bibliothèque, que j’ai travaillé trois ans de suite à la composition de S’affranchir (titre provisoire que j’avais donné au futur Jean Barois.)
Roger Martin du Gard
Roger Martin du Gard fait tenir fin juin 1913 le volumineux manuscrit de son troisième livre, écrit entre avril 1910 et mai 1913, à son ancien condisciple du Lycée Condorcet Gaston Gallimard : le gérant des jeunes éditions de la Nouvelle Revue française, rencontré par hasard sur les boulevards parisiens, a convaincu Martin du Gard (qui venait d’essuyer un refus de son éditeur Bernard Grasset), d’en confier la lecture par son entremise à ses associés. Il donne le texte à Jean Schlumberger, qui le lit et le transmet à son tour à André Gide. Tous deux font grand éloge de cet ample roman dialogué sur l’Affaire Dreyfus : « Se peut-il que, du premier coup, on donne une œuvre aussi sage, aussi mûre, aussi intelligemment éclairée… ? Je reste là devant sans critique et j’approuve sans restrictions. Celui qui a écrit cela peut n’être pas un artiste, mais c’est un gaillard. », écrit André Gide à Jean Schlumberger. Ce dernier fait part de son enthousiasme sans réserve à l’auteur qui écrit à Gaston Gallimard le 13 juillet 1913 : « J’ai reçu hier une lettre extrêmement sympathique de ton ami Schlumberger. Et ce matin il me communique un mot de Gide, qui est très élogieux. J’avoue que cette double appréciation de mon œuvre me touche au-delà de tout ce que je puis dire. »
Un fragment de Jean Barois (dont Jean-Richard Bloch a déjà publié un extrait dans sa revue L’Effort) est donné par Jacques Rivière dans La NRF d’octobre 1913. Le livre parait en décembre de la même année, en un seul volume de cinq cents pages — conformément aux souhaits de son auteur — au lieu des trois volumes initialement envisagés.
Sitôt le livre paru, Roger Martin du Gard reçoit des témoignages chaleureux d'André Suarès, Charles Péguy et d’Alain, qui dédia à Jean Barois deux « Propos » dans La Dépêche de Rouen des 11 et 15 décembre 1913. Hormis l’hostilité de la presse inti-dreyfusarde, l’accueil critique fut plutôt favorable – en particulier, se souvient Roger Martin du Gard, après que Paul Souday, malgré de nombreuses réserves, lui eut consacré en janvier 1914 un long article dans Le Temps. Notons par ailleurs que Jean Schlumberger consacra une note à Jean Barois dans La NRF du 1er janvier 1914, rompant ainsi avec la volonté des fondateurs de la revue de ne pas rendre compte des ouvrages publiés par le comptoir d’édition qui lui est adossé. Épuisé dès le début de l’année 1914, Jean Barois fut un succès de librairie, en témoignent les cinq réimpressions entre novembre 1913 et juin 1914.
Retards, pertes d’épreuves, nombreuses erreurs… la publication de Jean Barois ne se fit pas sans mal : « Je regrette vraiment que le livre de M. Martin du Gard ait été si mal imprimé. Je lui ai fait quitter son éditeur. C’est un de mes amis et certainement son livre est le plus mal [imprimé] que nous ayons édité », écrit Gaston Gallimard à son imprimeur brugeois Édouard Verbeke dont l’entreprise a subi deux grèves d’août à octobre 1913. Les difficultés retardent également la réimpression de l’ouvrage : dans une lettre datée du 11 avril 1914, Martin du Gard menace Gaston Gallimard de porter l’affaire devant la justice, affirmant se féliciter « d’avoir refusé tout engagement pour mes prochaines œuvres ». L’agacement exprimé ici est-il réel ou feint, de façon à renforcer la pression exercée par l’éditeur sur son imprimeur ?
Malgré ces tensions, la publication de Jean Barois marque le début d’une grande amitié entre Roger Martin du Gard et André Gide ; et d’une fidélité jamais démentie à la revue et la maison d’édition de l’ami Gallimard, qui publie Les Thibault à partir de 1922. Martin du Gard, devenu l’une des figures centrales de l’aventure NRF (s’impliquant notamment dans la création du Vieux-Colombier aux côtés de Jacques Copeau, Jean Schlumberger et Gaston Gallimard dès 1914), sera le premier prix Nobel de littérature français des Éditions Gallimard en 1937.