L'Effraie de Philippe Jaccottet
Le poète, traducteur et critique suisse Philippe Jaccottet donne trois textes à La Nouvelle NRF en septembre 1953 : « L'Ignorant », « La Voix » et « L'Hiver ». Il s’agit de poèmes bientôt recueillis dans L’Effraie et autres poésies, qui sera publié dans la collection de Jean Paulhan, « Métamorphoses ».
Comme le fond de tous les poèmes, sous leur masque de tranquillité, est une angoisse, je me demandais si ce titre [L’Effraie] (à supposer que j’achève le poème) conviendrait à l’ensemble.
Philippe Jaccottet
Courant 1950, son compatriote suisse et colocataire à Paris, Georges Borgeaud, le convainc d’envoyer L’Effraie au jury du prix du Palais-Royal – dont personne, à part lui certes, n’a jamais entendu parler. Organisé par les patrons d’un « magasin de frivolités », ce prix marginal est étonnamment attribué par un jury de dix membres, dont cinq assez prestigieux : Cocteau, Colette, Paulhan, Maurice Escande (de la Comédie française) et Jean Tardieu, avec qui Borgeaud est alors très copain. Au mois de juin, le jury se réunit et tous ceux qu’on vient de citer votent pour le manuscrit de Philippe Jaccottet, qui, bien sûr, s’en réjouit. Mais quant à la publication qui doit accompagner la remise de ce prix, le jeune poète s’y refuse. Il n’a pas du tout envie de voir son texte imprimé tel que par les soins de ces étranges commerçants, dont le goût, en matière de dentelles en particulier, l’épouvante. Depuis 1946, sa collaboration étroite avec Mermod l’a habitué à des mises en page élégantes, d’admirables typographies : Mermod est un dandy raffiné, une sorte de « Gaston Gallimard helvétique ». En 1947, il a déjà publié chez lui un recueil (Requiem) ; il a traduit pour lui La Mort à Venise de Thomas Mann et travaille désormais à plusieurs Albums de dessins français. Concernant L’Effraie, le 3 juin 1950, il songe donc plutôt à « suivre les conseils » de son ami Leyris et de Tardieu : « faire un petit tirage uniquement suisse chez Mermod (s’il le veut et le peut) et ensuite le proposer à Paulhan », puisqu’il vient précisément de le lire en manuscrit.
L’Effraie regroupe l’ensemble des poèmes (sonnets et autres pièces souvent rimées) qu’il a écrits depuis son installation dans la capitale parisienne, en 1946. Il avait tout juste alors vingt-et-un ans. Ce qu’il avait publié jusque là en Suisse commençait à ne plus beaucoup lui plaire. Trop d’éclat dans le ton, peut-être ; une façon trop indirecte aussi d’évoquer la dernière guerre. Il lui avait soudain semblé plus juste de célébrer ce qui restait de réellement beau dans ce monde, plutôt que d’en recenser les ruines. Les poèmes sans aucune emphase, au ton même légèrement voilé, d’Henri Thomas lui avaient indiqué une voie lyrique possible, à distance de la poétique surréaliste du libre abandon. Le 27 décembre 1948, son premier guide en poésie, Gustave Roud, s’était réjoui qu’il fût parvenu déjà « si souvent à abolir cette muraille-frontière […] entre la poésie ‘‘chantée’’ et la poésie ‘‘parlée’’ » : « Vos vers ont un dire qui est un chant ».
Cependant… il faut vivre. Et Jaccottet dans ces années 1948, 1949, 1950, n’a pas beaucoup de temps pour écrire ses poèmes. Il les envoie à des revues suisses ou italienne (Suisse contemporaine, Pour l'Art, Botteghe Oscure, Rencontre) quand il n’est pas submergé par des travaux alimentaires : des chroniques pour La Nouvelle Revue de Lausanne, sans cesse de nouvelles traductions – Traven, Musil, Platon, des poètes italiens… Lors d’un séjour à l’Abbaye de Royaumont, au mois de juillet 1950, il essaie toutefois « (sans beaucoup de conviction) » de mettre un terme à son livre. À l’automne, il s’y fatigue les yeux. La possibilité d’une édition chez Mermod est assez mystérieusement abandonnée. Bien des éléments de son recueil sont encore incertains, à commencer par le titre. Il a de la peine à mettre au point le poème éponyme. Le 19 octobre, Jaccottet explique à un vieux copain d’enfance qu’il s’agit d’« une nuit d’amour et dans l’insomnie de laquelle passe tout à coup un cri étrange, peut-être celui de l’effraie », s’il en croit « Buffon qui a de très jolies phrases à son propos », ajoutant : « Comme le fond de tous les poèmes, sous leur masque de tranquillité, est une angoisse, je me demandais si ce titre [L’Effraie] (à supposer que j’achève le poème) conviendrait à l’ensemble. » Le 1er avril 1951, ses démarches pour publier son livre en France n’ont pas abouti. Il reconnaît ne pas avoir vu Paulhan, et que « toutes ces visites au sanctuaire NRF [l]’attirent peu. » Fin avril, il finit malgré tout par entrer en contact avec Marcel Arland, qui l’assure cette fois de la parution de L’Effraie chez Gallimard. En septembre 1953, la revue s’étant fait peau neuve sous le nom Nouvelle NRF, son directeur, Paulhan, sollicite une contribution de Jaccottet pour qui il a de l’admiration. D’ailleurs, en décembre, L’Effraie et autres poésies paraît dans sa collection « Métamorphoses », aux côtés d’œuvres de Michaux et Ponge.
L’ouvrage d’abord est assez discrètement accueilli. Il est soit chroniqué seul, soit en même temps que le premier recueil d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve. Paulhan en commande tout de même une note chaleureuse pour La NNRF et un long article élogieux d’Albert Béguin est imprimé le 24-25 avril 1954 dans la Gazette de Lausanne. Trois ans plus tard, le 29 juin 1956, le recueil est couronné par le prix Rambert. À l’occasion, en 1971, de sa reprise en collection de poche Poésie chez Gallimard avec une préface de Jean Starobinski, Jaccottet élague L’Effraie de deux poèmes. Depuis lors, le succès du volume va son train. En 1979, Jaccottet a demandé qu’il soit réédité dans la collection Blanche. Il le considère comme le commencement réel de son œuvre, puisque c’est à partir de L’Effraie qu’on entend la voix mélodieuse et modeste qui lui sera propre. Certains des meilleurs poètes des années 1980, que ce soient Paul de Roux, Lemaire ou Goffette, ont reconnu leur dette majeure envers le ton volontairement bas de ces poèmes scrupuleusement mesurés, comme un chant à ras de prose.