Histoire d'un livre

Paroles de Jacques Prévert

Jacques Prévert, Paroles, Gallimard, 1949 (« Le Point du Jour »). Édition originale.

Les poèmes de Jacques Prévert recueillis en 1946 dans Paroles étaient comme repris à la rue, où ils étaient nés et depuis des années s’échangeaient, se récitaient, entre amis et initiés. La couverture originale de ce premier recueil en disait aussi long sur leur origine que sur leur destination : un graffiti urbain photographié par Brassaï et maculé de lettres capitales écarlates peintes à la hâte. Le signal était puissant, choisi : marginal dans la vie et dans les arts, Prévert entendait bien l’être aussi par ses livres.

« Répugnant » Prévert ? Mais parfaitement. Grâce à ce bel argument on refuse Baudelaire, Rimbaud, et le Voyage au bout de la nuit et l’on devient une nouvelle Revue des Deux Mondes… 

Henri Michaux à Jean Paulhan, 1938

Car ceux-là ne pouvaient être que des avatars un peu secondaires d’une poésie vécue au quotidien, sans contraintes aucunes, dans les rencontres et les ruptures, la camaraderie et l’amour, l’esprit d’insurrection et de révolte. De là ces années d’entre-deux-guerres où Prévert, l’intarissable causeur, l’artiste libre et inclassable, l’homme de théâtre (de rue, avec le groupe Octobre), de cinéma (avec Renoir, Carné et Pierre Prévert, son frère, notamment) et de chanson (sa collaboration avec Kosma débute en 1935), ne cessa d’écrire sans se préoccuper très sérieusement, dit-on, de la conservation et du rassemblement de ses textes.

Désinvolture, désintérêt, défiance ou franche aversion ? Cette naissance tardive de «l’œuvre poétique» imprimée a de quoi étonner aujourd’hui. Car le souvenir de Prévert, s’il doit beaucoup à l’écran, à la scène et à quelques inoubliables mélodies, est aussi profondément associé à un univers de beaux livres, d’illustrations, d’estampes et de collages. On a en mémoire ces somptueux ouvrages d’artistes qu’il cosigna après-guerre, en les calligraphiant parfois, avec ses amis peintres (Chagall, Picasso, Braque, Miró, Ernst)... ou encore ces émouvants albums réalisés avec les photographes Ylla ou Izis. Et l’on sait bien que Prévert, brillant touche-à-tout en même temps qu’ancien employé (surréaliste de surcroît) à la découpe de l’Argus de la presse, avait une véritable passion pour les imprimés de tous ordres (religieux, commerciaux...). Il n’aura de cesse, à la tête d’une armada de paires de ciseaux et de réserves de colle, que de les détourner pour créer ses drolatiques et fantasmagoriques montages.

Quel regard aura donc Prévert sur ses propres recueils ? De fait, l’artiste ne fut jamais vraiment opposé à la publication de ses poèmes, même avant-guerre. Son nom figure, à partir de 1929, au sommaire de nombreuses revues d’avant-garde ou d’opinion : Transition, Documents, Bifur, Commerce, Soutes, La Flèche... La publication de ses textes y fut parfois débattue, car le talent de Prévert ne faisait pas l’unanimité : à Commerce, il opposa Saint-John Perse à Paul Valéry et Léon-Paul Fargue ; à Mesures, Henri Michaux à Jean Paulhan. Et les échanges furent passionnés ! « “Répugnant” Prévert ? Mais parfaitement. Grâce à ce bel argument on refuse Baudelaire, Rimbaud, et le Voyage au bout de la nuit et l’on devient une nouvelle Revue des Deux Mondes... » (Henri Michaux à Jean Paulhan, 1938) Ainsi Prévert, quoique très lié aux surréalistes, restait-il un peu en marge du milieu des Lettres – fussent-elles d’avant-garde. Il était absolument novateur pour les uns, faiseur, outrancier et... hors littérature pour les autres.

Dès les années 1930, Prévert envisagea bien pourtant lui-même de réunir ses textes en recueil, d’abord avec l’élégant éditeur Guy Lévis-Mano (GLM), puis pour les Éditions du Sagittaire de Léon Pierre-Quint, avec lesquelles il signa même un contrat... Mais la tâche était rendue complexe par la dispersion des textes et le peu d’entrain que le poète pouvait mettre à les réunir. Des proches étaient prêts à l’y aider, à l’image du jeune Roger Pigaut, comédien familier des terrasses de Saint-Germain-des-Prés, qui avait entrepris un tel travail – hélas perdu. Ou encore de cette classe de philosophie de Reims qui avait composé une édition de quelques-uns de ses textes, ronéotypée à 200 exemplaires, à partir de la collection de leur professeur Emmanuel Peillet, ancien rédacteur en chef de la revue Essais et combats. Prévert en reçut un exemplaire au Flore le 26 juillet 1945 : ce fut une grande émotion. Quant à Henri Michaux, il avait engagé Prévert à écrire, écrire et encore écrire, et à lui envoyer méthodiquement sa « production » poétique. Au vrai, la bienveillante intercession de l’auteur du Voyage en grande garabagne dut jouer un rôle dans la naissance de Paroles, les deux poètes partageant le même éditeur, un nouveau venu dans la profession – comme il y en eut beaucoup à cette époque, René Bertelé (1908-1973).

 

À l'enseigne du Point du jour

Car il fallut attendre le début de l’année 1946 pour voir enfin paraître, à l’enseigne du Point du jour dans la collection « Le Calligraphe », ce recueil si attendu. Avec ce point du jour-là, Prévert était à l’aube d’une immense notoriété poétique. Mais quelle attention allait-il porter à la conception de ses premiers livres ? Quelle part prit-il à leur présentation matérielle ? Se la laissa-t-il imposer ou s’intéressa-t-il à leur fabrication, à leur agencement typographique, à leur décor ? Les quelques pages qui suivent n’ont d’autre but que de montrer, avec l’appui de documents inédits, à quel point Prévert s’impliqua dans la composition de ses livres, les voulut à son image, au point d’y apposer fréquemment sa célèbre signature autographiée. Documents modestes, certes – messages griffonnés, petits dessins laissés sur le bureau de son éditeur, esquisses d’ornements –, mais déterminants pour un auteur dont on aurait pu injustement supposer qu’il ne se préoccuperait guère de l’édition de ses œuvres. Mieux encore : Prévert, comme naturellement, fit subir à ses propres livres quelques détournements et récupérations dont il avait le secret, marque définitive de leur entrée de plain-pied dans son imaginaire prolifique, dans son bric-à-brac légendaire. Il en fit des collages et sembla s’amuser beaucoup à l’exercice de la dédicace amicale.

À propos de Paroles, dont il rétrocédait alors les droits d’édition à la NRF (les autres recueils de Prévert paraissant dès lors toujours à l’enseigne du Point du jour, mais avec la marque NRF), René Bertelé écrivait durant l’été 1949 au conseiller juridique de la Librairie Gallimard : « [Ce contrat] a été signé il y a trois ans [le 6 février 1946], à un moment où je connaissais peu Prévert, où il avait une franche défiance contre les éditeurs... et où il mettait en pratique la morale du Dîner de têtes. Depuis, nous sommes devenus des amis – c’est-à-dire que je suis devenu pour Prévert quelqu’un en qui il a toute confiance. Il n’a jamais été question de contrat entre nous, j’ai retiré Paroles plusieurs fois en l’informant seulement. Tels sont nos rapports, depuis des années, avec Jacques Prévert – parfaits et basés sur une entière confiance réciproque : je suis, pour lui, l’éditeur débutant qui a risqué et gagné sur Paroles – et qui l’a lancé. Il m’en a une affectueuse gratitude, en dehors de l’amitié qu’il a pour moi. / Ce qui est certain, c’est que jamais un éditeur n’obtiendra de Prévert un accord qui le lie pour des publications sur lesquelles il n’aurait pas un droit de regard (présentation matérielle, etc.) – un accord basé sur autre chose que ses inclinations personnelles et l’amitié : l’expérience m’a démontré que l’éditeur avait tout à y gagner au fond (il est très gentil, aussitôt qu’il est en confiance). »

Tout est dit dans ces quelques lignes : Prévert n’avait consenti à la réunion de certains de ses poèmes que parce qu’il était en confiance et qu’il était assuré d’un droit de regard et d’intervention sur tout ce qui touchait à l’édition de ses œuvres. Il avait surmonté son « aversion » grâce à son ami René, son premier éditeur à qui il restera toujours fidèle (« Face à toi, ces poèmes de moi n’auront pas été déchirés »). Comment la rencontre eut-elle lieu ? Prévert connaissait ce jeune professeur, devenu éditeur et rédacteur en chef de la revue Confluences, depuis les années 1930 ; il l’avait revu à Nice pendant la guerre, dans le milieu de la résistance intellectuelle. L’histoire dit que le décorateur Robert Clavel, collaborateur d’Alexandre Trauner, agit en faveur du rapprochement des deux hommes ; Michaux, on l’a vu, a pu aussi intervenir ; Jacques Lacan, également… Toujours est-il que le projet fut lancé, avec l’assentiment de l’auteur : « Et moi qui avais refusé à des tas d’éditeurs, je ne sais pourquoi j’ai appelé René Bertelé. C’est un homme qui sait ce que c’est faire un livre. C’est rare. C’est lui qui a voulu m’éditer. Mais je n’y pensais pas. Je ne sais pas encore pourquoi j’ai accepté. »

Prévert ne s’était pas trompé. Son Paroles fut un événement de librairie : 5 000 exemplaires partirent dès la première semaine, 25 000 la première année ; en 1948, 60 000 exemplaires avaient été tirés... Un coup de maître. Un tel succès ne permit pas pour autant à René Bertelé et ses associés de maintenir à flot leur jeune maison d’édition ; fort de ses contrats avec Prévert, Michaux, Desnos, Gracq ou Genet, et de son magnifique projet de collection anthologique « Panorama », l’éditeur dut se résoudre à rejoindre Gallimard en 1949 pour poursuivre son activité. Il y veilla jusqu’à sa mort à l’édition des grands recueils de Prévert, de Spectacle (1951) à Choses et autres (1972), sans oublier bien sûr la célèbre Lettre des îles Baladar illustrée par l’ami André François. Chacun de ses livres – arrachés, il faut bien le dire, par Bertelé à son auteur – fut le fruit d’un dialogue entre deux amis et deux artisans du livre ; chacun y allait de ses idées de mise en pages, de couvertures, de composition, Prévert s’essayant, à de multiples reprises, à des essais de titrages et d’ornementation.

À n’en pas douter, Prévert fut, avec Michaux peut-être, la grande affaire de la carrière éditoriale de René Bertelé. Il le rappelait dans une émouvante lettre de février 1953 à son ami : « Enfin, mon cher Jacques, quand me donnes-tu un nouveau livre à éditer ? Je finis par ne plus l’espérer... Je t’avais posé cette question sur plusieurs lettres. Comme tu ne m’en parles jamais, je pense que tu n’en as pas envie. Es-tu si mécontent de ton Poulet-Malassis [l’éditeur de Baudelaire] ? – neuf ans que la première édition de Paroles a paru !... (J’y pensais ces jours-ci : c’est effrayant comme le temps passe.) Tu es l’aventure – et la réussite, tu le sais, de ma vie de maître d’école-éditeur. »

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